Une « Pépite de Chroniques » extraite du Bulletin de la Société Scientifique et Littéraire n°33 paru en 1954, rédigée par Pierre Martel qui relate la curieuse trouvaille faite par un habitant de Redortiers en fendant du bois. Pages 173 à 177, texte intégral :
Sur une croix antique trouvée dans un hêtre
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C’était au Contadour, à la fin de l’été 1953.
M. Bouscarle Philémon refendait du bois à sa ferme de Grange-de-la-Roche, située à l’endroit où tous les chemins finissent à la limite de Redortiers et de Rochegiron. Quelle ne fut pas sa stupeur de trouver ce jour là, dans le bois d’un vieux hêtre, entre les couches serrées du bois, une trace noire bien marquée ayant nettement la forme d’une croix.
Me sachant de passage au Contadour quelques jours plus tard, M. Bouscarle m’invita à aller voir sa découverte. A n’en pas douter, il s’agissait bien d’une croix. Mais qui l’avait placée là ? A quelle occasion et à quelle époque ?
DESCRIPTION DE LA CROIX
L’empreinte de la croix mesure 250 mm. de long sur 135 de large ; la largeur moyenne du montant est de 30 mm. environ. Au-dessus de la croix, après un espace libre de 2 cm., se trouve une deuxième empreinte représentant un rectangle surmonté d’un arc. Le rectangle mesure 35 x 40 mm. et l’arc de 22 cm. de long et 16 de corde.
En examinant attentivement cette empreinte, on peut remarquer qu’une incision a été faite dans ce qui était autrefois l’écorce de l’arbre, puis une croix a été mise à la place de l’écorce enlevée. Le bois de cette croix est encore visible en plusieurs points, mais aucune analyse n’a été faite. La majeure partie de cette croix s’est transformée en charbon par la suite des temps, ce qui donne cette teinte noire à l’empreinte.
Jusqu’à présent, personne n’a pu nous donner une explication sûre du rectangle et de l’arc qui surmonte la croix : était-ce une inscription, un motif de décoration, un moyen de suspension, un petit socle sur lequel aurait été placée une statue ou une image ? Nous remercions par avance ceux qui nous l’expliqueront.
Il existe une double empreinte, sur chacune de faces du morceau de bois refendu. Sur celle de dessous, on distingue très nettement les traces de l’incision faite au canif, et cela laisse supposer que l’écorce a été enlevée. Sur la face de dessus, on voit les lèvres de la cicatrice qui s’est refermée sur la croix, lorsque l’écorce s’est reconstituée peu à peu au-dessus de celle-ci. Le hêtre continuant à croître, un nombre imposant de couches de bois se formèrent par-dessus la croix, mais l’écorce portait toujours à l’extérieur la marque de cette incision, encore visible maintenant, surtout avec un éclairage frisant.
DESCRIPTION DU HETRE
Le hêtre auquel appartenait le morceau de bois examiné était situé à une centaine de mètres de la ferme, en bordure du bois et près du chemin des Chouscles et en territoire de Redortiers (section du Contadour). Avant la révolution, ce point formait limite entre la Provence et le Dauphiné.
Le tronc mesurait à la base 92 centimètres de diamètre (diamètre mesuré sur la partie encore en place). On était donc en présence d’un bel arbre. Mais, d’après les divers membres de la famille Bouscarle, cet arbre était mort depuis bien longtemps (au moins 50 ans). Ceci est confirmé d’ailleurs par la nature du bois, qui ressemble à de l’amadou et qui est d’une légèreté surprenante.
La partie du tronc où devait se trouver la croix était à environ un mètre ou un mètre et demi du sol.
QUE S’EST-IL PASSE ?
Il y a longtemps, quelqu’un a incisé l’écorce de l’arbre, à hauteur du visage, et après avoir prélevé une partie de l’écorce, il a mis à la place une croix de bois, surmontée d’un objet encore mystérieux. L’arbre ne mesurait alors que 60 cm. de diamètre. Par la suite, l’écorce s’est reconstituée par dessus la croix et a fini par la recouvrir entièrement. Et chaque année une couche de bois venait s’intercaler entre l’objet et l’écorce.
A quelle occasion cela a-t-il été fait ? Il s’agit incontestablement du geste de quelqu’un qui a voulu mettre ses terres ou ses bois sous la protection de la divinité. Et très probablement cela a dû se passer à l’occasion des Rogations. De nos jours encore, en nombreux endroits, le prêtre bénit par les Rogations un certain nombre de croix en bois que les paysans disposent ensuite dans leurs champs, leurs jardins ou leurs bois.
Cela serait une hypothèse d’autant plus satisfaisante que, selon la carte de Cassini, la Grange de la Roche s’appelait autrefois la Grange du curé de la Roche, et le hêtre en question était le dernier arbre de la Provence.
A QUELLE DATE ?
A quelle date cela s’est-il passé ? Un enfant lui-même saurait qu’il suffit de compter les couches de bois, pour savoir le nombre des années. Mais, en pratique, cette tâche n’est pas facile, car le bois est transformé en un tissu spongieux ressemblant à de l’amadou et il n’est pas facile d’y compter les couches. De plus, l’épaisseur des couches n’est pas toujours la même. Les bonnes coupes ne peuvent être faites que près de la périphérie, soit à l’endroit où les couches sont de plus en plus minces ; il n’est donc pas facile de faire une règle de trois, surtout s’il y a des chances que l’indice pluviométrique ait été plus élevé dans les siècles passés que de nos jours au Contadour.
Compte tenu de ces remarques, nous avons fait un calcul élémentaire, d’après la moyenne des couches observées dont le nombre était de 18 au centimètre. L’épaisseur totale étant de 13 cm., on obtient le chiffre de 234 ans. Il faut ajouter à cela les 50 années passées depuis la mort probable de l’arbre et l’on obtient le chiffre probable de 284 ans.
Le pieux acte de l’inconnu, qui pourrait être le curé de la Roche, remonterait donc à 1670 environ. Il suffirait peut-être de fouiller les archives de cette paroisse, pour connaître son nom.
DECOUVERTES SEMBLABLES
C’est fréquemment que des objets sont recouverts par la croissance des arbres, et chacun peut en faire l’expérience. Mais tous ceux à qui nous avons montré ce document nous ont dit qu’ils n’avaient jamais entendu parler d’une découverte identique : nous sommes donc sans doute en présence d’un document inédit.
Mais, avant de terminer, je me permets de signaler une découverte assez semblable dans les mêmes parages. Il s’agit d’un pistolet automatique que M. Eloi Savouillan, qui dirigeait alors une scierie à Banon, découvrit dans un arbre. Voici les renseignements qu’il nous a aimablement donnés sur ce point, dans une lettre du 5 juin :
« La trouvaille que j’ai faite à la scierie ne peut guère vous intéresser, car ce n’est que du très moderne. Il s’agit d’un browning ou pistolet automatique à chargeur, reliquat de la guerre 14-18, fixé dans une fente d’arbre par des piégeurs qui dressaient des pièges tuant automatiquement les angliers qui foisonnaient à ce moment là dans les bois de Vachères. Ce pistolet avait sans doute été oublié par un de ces piégeurs. Comme il était fixé dans une entaille d’un tronc de pin, la croissance l’a recouvert ; et vingt ans après la lame de ma scie l’a rencontré…. pour son plus grand malheur ! »
CONCLUSION
Je ne saurais oublier de dire publiquement ma gratitude à M. Bouscarle qui a su si bien voir et si bien me renseigner et qui s’est aimablement dessaisi du document qu’il avait trouvé pour que je puisse le conserver dans mes collections.
Je formule ici, une fois de plus, les vœux suivants : que tous les objets curieux soient recueillis, avec le plus de renseignements possibles susceptibles d’aider à les interpréter ; qu’ils soient ensuite soigneusement décrits et conservés, autant que possible dans la région où ils ont été trouvés ; enfin qu’un travail de synthèse soit entrepris par cartes et fiches, afin de former un inventaire de plus en plus complet de tous les documents intéressant notre terroir.
C’est une des tâches que le mouvement Alpes de Lumière a mises à son programme et qu’il s’efforcera de mener à bien.
Pierre MARTEL