Pour cette nouvelle « Pépite de chroniques » nous vous proposons de découvrir un texte paru dans le volume XII 1905-1906 du Bulletin de la Société Scientifique et Littéraire. ce texte, intitulé « Promenade à Chanolles » et signé « Deux Transhumants », nous fait découvrir le cheminement de la ligne électrique partant de l’usine hydroélectrique de Chanolles pour alimenter Digne, en remontant la vallée de la Bléone ainsi que la visite de l’usine :
« Tous les dignois savent aujourd’hui que Chanolles est la source de l’énergie électrique, qu’un réseau de fils de cuivre distribue sous forme de lumière et de force motrice, à plus de vingt kilomètres, jusque dans la capitale des Basses-Alpes » (début d’article page 189)
Extrait d’article pages 206 à 209, à l’arrivée à Chanolles :
« Chanolles gît humblement au pied de son énorme voisin ; on dirait un tas de pierres. Pourtant ses vingt-cinq maisons, son église, son école, quelques bâtiments bien en vue en feraient quelque chose de relativement important partout ailleurs que dans ce bout de vallée cahotique. A l’entrée du village, une construction neuve, – l’usine électrique ; puis, partant de là, un long ver de terre noir, rampant à même le sol, accroché audacieusement à la base du géant et grimpant jusqu’à une maisonnette perchée à 400 mètres en l’air. Cet édicule à peine visible, gros comme une tête d’épingle, ce maigre vermisseau sont les organes essentiels de l’installation hydraulique, le bassin de captage et la conduite sous pression qui alimentent les turbines de l’usine…
Munis d’une autorisation du directeur de la Société Electrique, nous pénétrons dans l’usine ; un bruit infernal nous assourdit ; c’est le gémissement des machines en travail qui accouchent de la glace à Digne, à 22 kilomètres. La salle est resplendissante de propreté, avec ses cuivres luisants, ses tableaux de marbre ; deux groupes de machines identiques se relaient pour transformer en énergie électrique l’énergie de la chute d’eau concentrée dans la conduite forcée ; chacun d’eux comprend une turbine à axe horizontal, sorte de roue à augets, sur lesquels deux ajustages étroits giclent leur jet puissant à une vitesse de plus de 80 mètres à la seconde ; ces turbines tournent à raison de 600 tours à la minute, entrainant dans leur mouvement, par l’intermédiaire d’un manchon élastique, les alternateurs à10 pôles, qui élaborent directement du courant triphasé à 10000 volts.
Des câbles isolés, logés dans des caniveaux, conduisent au « tableau » le courant si dangereux que le mécanicien manipule à sa guise en tournant la manette d’un « rhéostat ». Chacun des groupes peut produire 250 chevaux ; en les associant, on peut réaliser une énergie totale de 500 chevaux, à la condition que l’énergie hydraulique soit suffisante. Or la source captée à 400 mètres au dessus de l’usine débite en tous temps plus de 63 litres à la seconde, ce qui représente une énergie utilisable de 250 chevaux environ ; une autre source, qui sort du Cheval-Blanc à la même hauteur que la première et à une faible distance, peut fournir sans difficulté un appoint de 35 litres à la seconde, c’est à dire une énergie supplémentaire de 150 chevaux. C’est donc une énergie totale de 400 chevaux que les sources de Chanolles peuvent élaborer ; quelques réservoirs, creusés dans le rocher aux abords du bassin de captage, permettraient encore de l’accroître ; la ligne de transport à trois fils que nous avons suivie est capable de transporter toute cette énergie sous forme électrique jusqu’à Digne, sans que la perte en route dépasse 10%.
Ajoutons que les turbines sont munies de régulateurs de pression qui atténuent automatiquement les « coup de bélier » dus aux brusques fermetures ou ouvertures des robinets d’admission – et des régulateurs de vitesse qui assurent une constance parfaite à la vitesse de rotation des machines, quel que soit le travail qui leur est demandé. Grâce à ces régulateurs de vitesse, qui agissent sur la vanne d’admission, les turbines n’empruntent à chaque instant à la source que la quantité d’eau strictement nécessaire ; tout gaspillage est évité, l’effort étant constamment proportionné au but à atteindre. Le bon bourgeois de Digne qui tourne l’interrupteur en porcelaine pour allumer et éteindre sa lampe ne se doute pas qu’à son geste correspond automatiquement un imperceptible mouvement de la vanne d’admission des turbines.
Des parafoudres et des interrupteurs pointent derrière le tableau leurs cornes fantastiques ; le mécanicien nous invite à garder les mains dans les poches pour éviter tout contact avec ces bêtes métalliques, dont le ronflement est loin d’être celui d’un sommeil inoffensif ; tout cela n’est pas très rassurant, et il nous tarde de sortir de cet antre un peu lugubre ; l’aspect en est vraiment glacial, même en plein été, et nous nous sentons pris d’un frisson en songeant aux longues nuits d’hiver pendant lesquelles le mécanicien, dans la froide solitude, veille, les yeux fixés sur le voltmètre du tableau, la main sur la poignée du rhéostat, un poêle entre les jambes… A cet ermite moderne, il ne manque certes que l’extase.
C’est avec joie que nous revoyons la verte nature et le ciel bleu ; nous grimpons avec ardeur par des sentiers en zigzags le long de la conduite en tôle d’acier qui supporte la formidable pression due à 400 mètres de hauteur d’eau ; elle longe à quelque distance le ravin qui écoule en cascades l’excès d’eau de la source captée là-haut à 1400 mètres d’altitude ; formée de lourds tronçons de 6,50m de long et 0,32m de diamètre intérieur, sa mise en place sur les flancs abrupts du Cheval-Blanc a dû demander bien des efforts ; …..
Nous nous rendons de mieux en mieux compte, à mesure que nous montons, de la hauteur de la chute, et c’est avec un soupir de soulagement que nous parvenons au petit édicule qui couvre le bassin de captage de la source, simple cuvette avec vanne de décharge et déversoir. C’est là que les eaux sauvages qui jaillissaient autrefois à travers les éboulis de la montagne, ont été captées à la sortie même du rocher, où la conduite avide peut les happer à son aise.
Il ne nous reste qu’à calmer notre soif à cette eau si fraîche et si gaie, que nous ne voyons pas sans quelque mélancolie abandonner ses joyeuses cascades pour aller s’engouffrer docilement dans les sombres machines que l’homme inventa pour la domestiquer. Mais notre mélancolie ne dure pas ; il nous tarde, d’ailleurs, d’apaiser notre faim ; à Chanolles, nous attend au passage un savoureux civet d’écureuils, une fricassée dorée de champignons « sang du christ » et un pot ventru de miel parfumé aux fleurs de montagne.
Encore un coup d’œil sur la sévère, mais imposante beauté des montagnes bas-alpines, et en route vers le foyer où brillera ce soir la petite lampe électrique, fleur magique du torrent dompté, dont nous avons suivi pas à pas la merveilleuse évolution….
DEUX TRANSHUMANTS «