Voici une nouvelle pépite, piochée dans le volume 22 du « Bulletin de la Société Scientifique et Littéraire des Basses-Alpes », années 1928-1929, pages 125 à 130, texte intégral.
A l’époque, la SSL organisait des concours de littérature, provençale ou française. Voici la retranscription de la nouvelle d’Elise Charbonnier ayant obtenu le premier prix section littérature française, probablement en 1928 ou 1929. Les noms de lieux sont fictifs mais, par déduction, on peut deviner dans quels lieux l’auteure situait son texte :
» L’arrivée à Ramiaux de la « demoiselle »
La jeune fille déchira la bande, ouvrit le pli et lut :
Le………………….
ACADEMIE D’AIX
Département des Alpes-Moyennes
Par arrêté préfectoral en date du 15 septembre et sur proposition de l’Inspecteur d’académie, Mlle Sylvaine, élève-maîtresse sortante de l’école normale, est nommée stagiaire institutrice à Ramiaux…..
Interdite, la nouvelle employée répéta : Ramiaux, Ramiaux !
Elle chercha dans son souvenir et, se frappant le front :
– Ah ! oui, un trou perdu , au diable, région de la Lavie, quelque part dans les hautes montagnes…. Oui, le vieux colporteur, le père Bénézet, s’y était marié. Il avait dit : « A mon premier voyage, portant ma balle, j’ai découvert ma belle, à mon second, j’ai demandé sa main, à mon troisième j’ai chargé ma femme sur sa mule. Adieu Ramiaux, chat ne m’en a vu en ce pays perdu, les montagnes vous étouffent et on est enterré vivant… Attaché je briserai ma chaine, mort je n’en reviendrai… Eux, les gens, ils sont partis en Algérie, au Mexique ; ils étaient trente foyers, ils restent six. D’ailleurs brave monde…, bonnes gens…, mieux vaut entrer au couvent. »
Le porte-balle avait ainsi parlé. Marchant toute sa vie, sa charge sur le dos ou sur sa mule, par les mauvais sentiers il avait cheminé, vendant la toile des trousseaux, les cadis des habits; les sites perdus, il les savait par cœur….
L’institutrice de Ramiaux…vingt ans, fraîche, sortie de l’école normale, entrait dans la vie.
« Mes enfants, avait recommandé la Directrice aimée, vous débuterez dans des postes déshérités. Vous aurez du courage; vous remplirez votre devoir d’éducatrice avec amour. »
-« Bonjour ! Alors c’est vous notre demoiselle ! Je vous souhaite la bienvenue. Nous avons reçu votre bout de lettre. A l’étoile du berger nous sommes partis quatre avec les ânes et la mule. Deux heures et une demie nous avons cheminé, passé le col pour vous venir chercher, vous et votre mobilier sur cette route au village du Lernet. Nous voici : Tonin, Jacques, Sylvain et moi. Chacun a mené sa bête, c’est notre habitude. On sera content de vous voir là-haut ; notre pays est rude. C’est le roc nu. Les pierres y sont dures, les maisons vides…, mais vous serez des nôtres et l’on vous soignera. »
Ainsi parla le vieux. C’était un rude montagnard à l’allure encore jeune malgré ses cheveux blancs ; dans son visage rougeaud des yeux vifs, malicieux, pétillaient de bonhommie. Près de lui les autres, jeunes, rudes gars de la montagne considéraient la demoiselle et son déménagement…. « Un beau brin de fille jeunette et sympathique…. Sylvain, toi qui es jeune homme ouvre l’œil !…. chuchota le Jacques malicieux en chargeant le sommier sur l’ânesse. » Ils étaient là, aussi, ces ânes impatients de retourner vers leur étable.
-Non, de route il n’y en a pas. Nous suivons le sentier parmi les prés jaunis, nous montons sur le col du Lernet, nous contournons vers le sud et dans trois petites heures, halte comprise, vous verrez les fumées du hameau.
Trois heures dans le sentier muletier au bout du monde ! Plus de route ! « Montez sur mon âne, agrippez la crinière, qué diable ! pour une journée c’est une belle journée. Ne vous tourmentez point. Avec du temps on arrivera. « Le bon Dieu ne fit pas le monde en un seul jour ! »
La demoiselle ne monta pas, intimidée. Elle regarda. En avant Tonin avec sa diablesse de mule qui avait chargé le sommier, ouvrait la marche ; puis le Jacques, le Sylvain suivaient près de leur âne baissant la tête sous la charge accablante du bât. Cela faisait un défilé d’au moins trente pas dans le petit sentier. L’institutrice compta les charges : son lit, son linge, ses livres, des caisses de provisions, un sac de pain, le balai ! et la barrique de vin ! Dans le chemin creux, les osiers s’écartaient doucement pour laisser passer la monture et, secoués, laissaient tomber leurs feuilles, feuilles mortes comme des illusions.
Pour revoir une dernière fois la route, la jeune fille se retourna. La route menait à ce qui était la vie… Là-haut, la solitude sur le roc.
Les jeunes sifflèrent une chanson de la montagne et le vieux fermant la marche parla de sa voix nette :
-« Fillette, dit-il en tapotant familièrement sur l’épaule de l’institutrice, vous êtes une jeunesse et moi j’ai passé quatre-vingts. Je suis né à Ramiaux, j’y ai vécu gardant mon troupeau, cultivant mes terres et j’y mourrai. J’ai vu s’éteindre mes amis, partir les familles entières pour l’Algérie. Là bas l’Etat leur a donné des terres. Moi aussi j’avais eu mon lot. J’ai traversé la Méditerranée, j’ai vu la brousse inculte à défricher. J’ai regardé ma part à sang froid et je m’en suis revenu tout droit à ma bastide. De bastide on n’en a qu’une… J’ai vu partir mes deux fils au Mexique, j’ai marié mes deux filles dans les vallées, mais j’ai gardé l’aîné. Vous viendrez me voir entre « chien et loup » à l’heure où ma vieille allume sous le manteau de la cheminée les tisons de bois gras et je vous dirai ça. »
La caravane montait à pas lents et sûrs, l’air tiède était refroidi par instants de coups de vent glacial venus de l’autre versant, car on approchait du col. Au soleil on fit halte, – une grive lança son cri vif. Sur le sentier, mêlé aux empreintes des ânes, on suivait la trace du lièvre. L’institutrice découvrit un nouveau panorama. Les sommets neigeux surgissaient vers le ciel à des hauteurs voisines de trois mille mètres, écrasant le paysage, présentant leurs flancs nus, déchiquetés. La région des « banets », les chamois, dit le Tonin ; nous vous emmènerons à la chasse, vous les verrez bondir…, et leurs yeux de chasseurs brillaient comme des braises.
On redescendit l’autre versant. A un moment la diablesse de Zénobie glissa sur une pierre plate et de malice s’aplatit sur son train de derrière. La barrique de vin en reçut une secousse inquiétante, bondit hors des crochets du bât et glissa, retenue par les cordes, sous le ventre de la bête ; le défilé s’arrêta.
« Par Dieu, dit le Jacques, le tonneau voulait sauter comme l’œuf d’ânesse. Euh ! Un œuf d’ânesse ! Eh oui, vous connaîtrez à Ramiaux notre voisine, la dame qui couva le dernier œuf ; le premier, comme votre barrique sauta et s’ouvrit. De l’œuf sortit un amour d’ânon qui dévala la pente. Le vieux lascar de mari osait faire accroire que c’était un lièvre dérangé de son gîte ; mais la vieille qui y voyait clair avait bien vu. D’ailleurs son père encore plus habile avait pêché la lune en le lac de la Sèche. »
On était au fond du vallon. Encore une heure de marche entre deux montagnes nues, pas d’arbre, la désolation muette… La marche dans le lit du torrent entre les blocs charriés ne semblait plus finir.
L’institutrice demanda : En cas de maladie, d’accident que devenez-vous ? On répondit : « Nous ne sommes jamais malades, faut mourir qu’une fois ! »
On tomba sur le hameau abrité par un énorme rocher, blotti dans un trou de montagne. Trois chaumières accroupies le long d’un étroit sentier, l’église fermée, le four noirci sous la ramure d’un poirier. En haut une petite école honnête qui s’obstinait à vivre.
C’était là, cinq écoliers, trois familles, trois autres à une heure de marche. Quelques arbres, un morceau de pré ; pour voir le ciel on levait la tête.
Mais déjà les petits étaient là. Curieux, ils s’approchaient avec leur mine éveillée, fourrant les mains dans leurs poches, le tout petit sautait comme un cabri ; les aînés dévisageaient la nouvelle demoiselle pour savoir s’ils pourraient s’approcher de plus près.
La demoiselle se pencha, embrassa l’une après l’autre ces petites frimousses, sourit et, d’une voix amie, apprivoisa et conquit les cœurs. Alors le devoir sévère et dur comme le roc s’adoucit. Des petits à aimer, une belle tâche à accomplir. Elle ferait aimer la petite Patrie, y garderait ses enfants. Les aïeux y avaient vécu heureux ; pourquoi les jeunes n’y vivraient-ils pas d’une vie calme entre « l’âne et le bœuf. »
Le devoir souriait plus beau, plus grand ; le conte fameux de Ramiaux se réaliserait…. Aux jours d’hiver, quand le brouillard envahit la montagne, dans cette mer de brume on entendrait les barques triomphantes ramenant au hameau toujours vivant les enfants prodigues du pays.
La jeune fonctionnaire franchit le seuil …
Elise CHARBONNIER